Jean-Pierre Karegeye, ancien de l’université de Californie à Berkeley, a un doctorat en littérature et une maîtrise en théologie morale. Il enseigne à l’université de Dickinson. Ses recherches portent, entre autres, sur les littératures francophones, les génocides, les enfants soldats, l’extrémisme religieux. Il a publié et dirigé des collectifs parmi lesquels, Bearing Witnesses/Témoignages (2016), Lieux discursifs du génocide au Rwanda (Présence Francophone, Vol.83, June 2015), Children in Armed Conflicts (Peace Review, 2012), (With Ensign), Religion in War and Peace in Africa, 2018)
VOA Afrique : Vous avez participé dernièrement à une série de rencontres organisées par le département d’Etat américain. En quoi consistaient-elles ?
J.P K : Les rencontres auxquelles vous faites allusion ont réuni plusieurs chefs religieux, universitaires et hommes politiques. Nous avons échangé sur les défis et la promotion de la liberté de religion. Nous avons aussi identifié les moyens de lutter contre la persécution et la discrimination religieuses.
Ce qui m’intéresse, entre autres, c’est le fait que les politiques intègrent le fait religieux dans l’analyse des phénomènes politiques, sociaux et économiques. La séparation nécessaire entre l’Etat et la religion ne fait pas de cette dernière un épiphénomène des réalités sociales.
VOA Afrique : Quel est l’intérêt des Etats-Unis ?
J.P K : La liberté religieuse aux Etats-Unis relève des droits humains protégés par la loi. Elle s’inscrit en effet dans l’histoire et la morale américaines. Mais surtout, la quête de la liberté religieuse est considérée comme un des actes fondateurs des Etats-Unis. Le premier amendement à la constitution des Etats-Unis ratifié en 1791 porte sur la liberté religieuse. C’est dans le même amendement qu’il y a la liberté d’expression. La liberté religieuse est ainsi liée à la liberté d’expression. C’est en somme un des héritages fondamentaux des Américains.
VOA Afrique : Il y a donc un rapport à l’histoire des Etats-Unis ?
J.P K : Certainement. D’aucuns immigrés d’origine anglaise avaient fui la persécution de Charles 1er au XVIe siècle. Ces "puritains" avaient découvert la Nouvelle-Angleterre où ils pouvaient exercer leur liberté religieuse. Les nouveaux venus voulaient construire une communauté selon les normes de la Bible sous l’impulsion du pasteur John Cotton.
VOA Afrique : Mais l’histoire de la liberté de religion s’est construite au-delà des Etats-Unis ?
J.P K : L’humain prend conscience de l’idée de la transcendance liée à la liberté de croire et de penser. Pour répondre à votre question, les Etats-Unis n’ont pas inventé le concept de liberté de religion. Le dialogue des religions est une invitation à la liberté de religion. Dans le cas précis de l’Occident chrétien, la naissance du protestantisme et surtout l’idée de la réforme marquent le surgissement d’un nouveau discours sur Dieu enraciné, entre autres, dans la liberté de l’individu. Ce tournant était essentiel dans la mesure où l’individu était reconnu comme sujet connaissant contrairement à un certain catholicisme fondant la foi et le savoir dans l’expérience communautaire et la tradition.
VOA Afrique : Ces rencontres au département d’Etat américain, se sont-elles limitées à la dimension religieuse ?
J.P K : Les discours des Démocrates comme des Républicains que j’ai écoutés, pendant ces rencontres, que ce soit celui de Nancy Pelosi ou celui de Mike Pompeo, s’attaquaient en règle à la Chine et à la Russie qui ne "respectent pas" la liberté religieuse. Mais pas à l’Arabie Saoudite. On est tenté de croire que l’investissement dans la sphère religieuse relève, dans une certaine mesure, de l’usage du "soft power" face aux régimes qui ont aussi des biceps énormes. Mais de façon générale, et en toute bonne foi, les organisateurs de ces rencontres comme l’ambassadeur républicain Sam Brownback, ont de fortes convictions religieuses chrétiennes. C’est intéressant que des conservateurs appellent à la liberté religieuse. Dans ces rencontres, il y avait des musulmans, des bouddhistes, et bien d’autres.
VOA Afrique : Peut-on dire qu’il y a de plus en plus un recours au religieux ?
J.P K : Il y a de plus en plus la convocation du religieux dans la prévention et la résolution des conflits. La déclaration de Marrakech en 2016 sur les droits des minorités religieuses, appuyée par le Roi du Maroc, est un bond en termes de tolérance religieuse surtout dans les pays à majorité musulmane. En 2017, les Nations Unies avaient aussi lancé le "plan d’action de Fès" adressé aux chefs religieux sur la prévention des génocides et des crimes de guerre. Les religions elles-mêmes sont engagées dans les initiatives de paix.
VOA Afrique : Et si l’Amérique se pose en un Etat défenseur de la liberté religieuse, peut-on dire qu’elle n’a rien à se reprocher ?
J.P K : Comme je le disais, il y a des raisons intrinsèques, ou mieux, des causes historiques qui expliquent l’engagement des Etats-Unis pour la liberté religieuse. Pour la petite histoire, les puritains qui avaient trouvé refuge aux Etats-Unis étaient devenus ironiquement intolérants. Pour John Cotton, le puritanisme était la seule vraie croyance. Et là, on se rend compte que la quête de liberté religieuse ne garantit pas la tolérance religieuse. Les deux ne peuvent être associées que si la liberté religieuse renvoie à l’altérité.
Un autre aspect à souligner est le fait que la morale religieuse surtout chrétienne aux Etats-Unis semble s’enfermer sur quelques références iconiques comme la vie sexuelle et n’associe pas suffisamment les exigences de justice sociale. Un document important, interne à la Compagnie de Jésus, le décret 4 de leur 32e Congrégation Générale, définit l’injustice comme une forme d’athéisme. Ce document établit un lien entre le service de la foi et la promotion de la justice. Le fait d’appréhender l’action morale ou religieuse à partir de quelques valeurs en excluant ou en négligeant d’autres prescriptions conduit irrésistiblement à un "polythéisme des valeurs", si l’on emprunte l’expression de Weber.
VOA Afrique : Ce document des jésuites ou l’expression de Weber concernent-ils les Américains ?
J.P K : Le document met la foi en rapport avec les enjeux contemporains. Les décisions politiques sur l’immigration, la santé pour tous et la peine capitale, pour ne citer que quelques exemples, devraient faire partie intégrante du sens donné à la liberté et aux pratiques religieuses. L’expression de Weber, elle-même empruntée chez Mill, renvoie à la dislocation de l’unité causée par la mise en opposition des valeurs.
Tenez! En 2004, l’évêque du Colorado, Mgr Michael Sheridan, avait mis en garde les chrétiens qui voteraient pour John Kerry et avait informé qu’il lui refuserait la communion parce qu’il prônait le libre choix face à la question de l’avortement. Mais aucune directive n’avait été donnée contre le candidat républicain de l’époque, George Bush, qui avait longtemps appliqué la peine capitale au Texas quand il était gouverneur. Rien n’était reproché aux chrétiens qui soutenaient la peine capitale, les guerres ou s’opposaient à la réforme de l’assurance-maladie en vue d’une couverture pour tous. Les mêmes hommes politiques qui se réclament croyants exhument aujourd’hui des discours et pratiques racistes.
VOA Afrique : Quels sont les enjeux de la liberté de religion pour l’Afrique ?
J.P K : Le principe de la liberté religieuse est aussi important pour l’Afrique. L’évangile selon Saint Mathieu parle de la sainte famille qui s’était réfugiée en Egypte pour échapper au massacre des innocents. On oublie souvent de mentionner que les disciples et fidèles du prophète Mahomet, en 615, avaient trouvé refuge en Afrique, plus précisément à Aksoum, au Nord de l'Éthiopie et de l'Érythrée, et y étaient accueillis par un roi africain et chrétien. Cette "première hijrah", ou migration, fut un moment crucial dans le développement de l'Islam. L’Afrique, terre d’accueil, était ouverte à la liberté religieuse ou politique. Comment se fait-il que les religions nées de la persécution, l’Islam ou le Christianisme, soient utilisées pour répandre la violence extrême en Afrique ? L'Armée de résistance du Seigneur en Ouganda ; Séléka et anti-Balaka en République centrafricaine ; El Shabaab en Somali et au Kenya ; Boko Haram au Nigeria, au Niger et au Tchad ; Ansar Dine au Mali ; extrémistes musulmans en Egypte ; Al-Qaïda au Maghreb islamique et plusieurs groupes africains prêtent allégeance à l'État islamique.
Outre le déferlement de l’extrémisme religieux et la violence identitaire, la réponse qu’un certain univers religieux apporte aux crises sociales et économiques en Afrique invite à repenser les effets de la religion. Les crises africaines ont inventé des pratiques religieuses irrationnelles faites des soupçons stériles, des onomatopées et des cris monosyllabiques.
VOA Afrique : D’où provient réellement le danger à la liberté religieuse ?
J.P K : Le danger à la liberté religieuse peut venir d’un Etat dictatorial ou théocratique. Il peut aussi provenir d’un conflit entre religions. Mais aussi à l’intérieur d’une même religion, le rapport à l’Absolu peut asservir l’humain. Analysant certaines pratiques religieuses, le théologien et philosophe congolais, Kä Mana, met en garde contre ce qu’il appelle la "dictature de l’invisible et l’enflure de l’irrationnel. "
VOA Afrique : Et pour la région des Grands Lacs ?
J.P K : Chaque pays a certes ses réalités (...) Dans le sens strict, la violation de la liberté de religion est très limitée et sporadique. Le Congo, le Burundi, le Rwanda sont des pays à majorité catholique. L’Eglise catholique dans ces trois pays est présente dans les services sociaux. Au Congo, la prise de parole par la conférence épiscopale était déterminante dans la dénonciation de la dictature de Mobutu et la démocratisation du pays. En dehors de la crise entre le Cardinal Malula et le président Mobutu dans les années 70, il y a eu, depuis les années 90, une violence de l’Etat contre l’engagement social de l’Eglise. Des marches des chrétiens ont été réprimées autant par Mobutu que par Joseph Kabila.
Un autre danger provient des mouvements religieux (...) Face aux crises sociales et à l’impasse politique, l’inflation des mouvements religieux est une menace à la liberté de conscience. La "dictature de l’invisible", pour citer encore Kä Mana, et qui s’accompagne de la peur ne peut pas cohabiter avec la notion de liberté. Un croyant soumis aux injonctions d’un chef religieux promettant ciel et terre, accusant les membres d’une même famille de sorcellerie, incitant à la haine n’a pas de liberté. Au Burundi, pendant le règne de Jean-Baptiste Bagaza, il y avait des mesures répressives contre l’Eglise. Le régime de Pierre Nkurunziza persécute la secte des "adeptes d’Eusébie" depuis 2012. Plus de 2000 adeptes avaient fui au Congo. Je ne parle pas des dérives mystiques du Président proclamé "guide suprême éternel". Dieu qui lui parle ne l’empêche pas d’envoyer une partie de sa population en exil. L’histoire du Rwanda, elle, a été marquée par la complicité de l’Eglise avec des régimes précédents jusqu’à être accusée à tort ou à raison d’avoir participé au génocide contre les Tutsis.
VOA Afrique : Les mesures prises par le gouvernement rwandais de fermer plusieurs lieux de culte ne violent-elles pas la liberté de religion ?
J.P K : Je ne pense pas. Si le gouvernement rwandais se permettait de violer la liberté de religion ; il violerait par ce même la Constitution de 2003, amendée en 2015, qui inscrit la liberté de religion dans l’article 33 dans le même ordre que la liberté́ de pensée, d'opinion, et de conscience. Ces libertés sont considérées comme des droits fondamentaux. Le 1er article de la même constitution définit l’Etat rwandais comme une république laïque, c’est-à-dire que le fait de ne pas être inféodé à une organisation religieuse particulière garantit les indications de l’article 33.
VOA Afrique : Mais des mesures étaient prises pour fermer des églises et une mosquée ?
J.P K : Mais personne n’avait été interdit de prier ou de suivre sa religion. Certains lieux de culte étaient exposés à la pollution sonore, pouvaient s’écrouler à tout moment, n’avaient pas de latrines, etc. Bref, ces lieux de culte, qui sont ipso facto des lieux publics ne respectaient pas les mesures de prévention, les normes de sécurité et d’hygiène, etc. Chaque gouvernement responsable a le droit et le devoir de prévenir. Au Nigeria, au moins deux églises s’étaient effondrées sur les croyants en 2014 à Lagos et en 2016 à Uyo. Le Rwanda possède un système d’assurance-maladie pour tous et offre de façon générale une bonne sécurité sociale. Un tel investissement coûteux réussit mieux avec des mesures préventives.
VOA Afrique : En même temps, exiger des diplômes aux prédicateurs de la part d’un gouvernement pose problème ?
J.P K : Personne n’a besoin de diplôme pour prier. Mais prendre en charge des milliers de gens, pour moi, présuppose certes la vocation ou le charisme, mais aussi une expérience, une exigence morale et ce que Joseph Moingt appelle une "connaissance raisonnée" de la foi. Il est des croyants qui sollicitent de l’aide spirituelle qui intègre un accompagnement psychologique, la résolution d’un conflit en famille, et certains souhaitent une réponse immédiate aux problèmes pécuniaires. Ce n’est pas un bon orateur, sans formation théologique, sans connaissance d’autres disciplines, qui abordera, avec distance, les problèmes posés par ses adeptes. Il existe aussi des mouvements religieux indépendants dont n’importe quel leader peut s’autoproclamer apôtre, prophète. J’en connais certains qui se disent l’incarnation de l’"Esprit Saint". La Bible ou le Coran sont des livres très complexes. Prenons l’exemple de la Bible qui n’est qu’une collection des livres divers écrits en hébreu et en grec, par plusieurs auteurs et pendant plusieurs siècles. Au moins 1500 ans séparent le premier livre du dernier. Dans chaque domaine, la formation est plus que nécessaire pour enseigner.
Un chef religieux qui interdit à ses fidèles, au nom du livre saint, de se faire vacciner ou leur demande d’interrompre leurs traitements médicamenteux après une prière de guérison, peut être une menace aux activités de la santé publique.
VOA Afrique : La foi est un phénomène complexe, mais joue tout de même un rôle positif?
J.P K : C’est ma conclusion. La religion est disséminée à travers les aléas de la réalité humaine. L’"extrémisme religieux" transcende aujourd'hui largement le domaine de la croyance et du culte. Les chefs religieux de différentes communautés religieuses, les universitaires, les défenseurs des droits humains, les casques bleus, les responsables politiques doivent agir en synergie pour mieux condamner et combattre la violence et s’engager ensemble dans des actions préventives et des initiatives de paix. Le paradigme "3P" - Poursuites, Protection et Prévention – utilisé dans la lutte contre la traite des êtres humains peut aussi s’appliquer contre l’extrémisme religieux et la violence contre la liberté de religion. L’éducation et les structures de justice sont aussi des moyens préventifs.
Author: Katie Edwards
Last Updated: 1703226602
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